Philippe Chancel est le lauréat de la seconde édition (juin 2017) du prix Fidal de la photographie documentaire. Cet artiste, reconnu à travers le monde, a su séduire le jury avec son projet titanesque autour de la globalisation : Datazone. Une série multiple amorcée il y a plus d’une décennie et dont l’aboutissement se profile enfin. Rencontre.
« J’ai entendu parler du Prix Fidal de la photographie documentaire l’an dernier, lors de la première édition ayant récompensé mon confrère Philippe Grollier. Un autre Philippe. D’ailleurs, au moment d’envoyer mon dossier, je me souviens m’être dit « un second Philippe ? Aucune chance ! » Et puis finalement… [rires] ». Finalement, c’est bien lui, Philippe Chancel qui s’est vu décerner la bourse, parmi quatre cents autres candidatures. À 58 ans, ce photoreporter a soumis aux sept membres du jury le projet qu’il porte avec brio depuis maintenant douze ans. Son nom : Datazone. Il s’agit d’une anthropologie de la globalisation, conçue comme un corpus de plusieurs séries réalisées sur des territoires emblématiques et difficiles d’accès ou cachés ; des localités toutes symptomatiques des dérives politiques, sociales et écologiques – surmédiatisées ou au contraire – auxquelles notre société se trouve confrontée. Philippe s’est donné pour but de « mettre en lumière ces dérives au travers d’exemples qui font sens » et en n’écartant aucun genre (architecture, paysage, portrait, etc). Inspirée du roman Interzone de William S. Burroughs et de son principe d’écriture fragmentaire dit le « cut-up », la Datazone de Philippe Chancel trace une « constellation » de quatorze zones du globe. Pour l’anecdote, une fois les points reliés entre eux sur une carte, se dessinent les traits des ailes déployées d’une chauve-souris. Est-ce ce qui a fait pencher la balance lors du choix des destinations ? Clairement, non. En revanche, les éléments factuels ainsi que le fruit d’un travail de recherche minutieux ont été déterminants.
« Cynisme des pouvoirs, saccage écologique, spectacularisation du capitalisme »
C’est en 2005 que Datazone s’amorce. Philippe s’envole pour la Corée du Nord, bastion d’un pouvoir autoritaire omniprésent allié à un culte de la personnalité. S’en suivront pour le photographe six autres allers/retours à Pyongyang jusqu’en 2013. C’est ensuite à Dubai, aux Émirats arabes unis (2007-2011) que Philippe décide de poursuivre son corpus. Il s’intéresse à l’ultra capitalisme caricatural qui semble y régner et réalise un focus sur les travailleurs étrangers, ces « esclaves modernes » exploités pour la construction d’un futur toujours plus fantasmé. « Nous pourrions parler de dystopie mais à l’heure du transhumanisme on est déjà en plein dedans ! », s’alarme l’artiste. Se décrivant comme « l’antithèse de Sebastião Salgado », il se positionne à l’opposé de la vision « romantique » du monde que livre selon lui l’auteur de Genesis, Pour sa part, Philippe exclut de sa production tout aspect « d’exotisme ou de merveilleux ». Pas de mise en scène non plus, le photographe s’en tient au réel, mettant un point d’honneur à ne pas retoucher ses images, exception faite de la chromie.
Philippe débarque en Haïti en 2011, soit un an après le tremblement de terre qui a dévasté le pays, afin de capter l’étape intermédiaire entre l’urgence passée et la commémoration future. Et comme une catastrophe n’arrive jamais seule, c’est au Japon à Fukushima que le photographe se rend quelques mois après le désastre nucléaire. «Cela m’a beaucoup marqué, se souvient-il, car l’on pouvait y voir comme un lourd rappel du passé [référence aux bombardements atomiques de Nagasaki et d’Hiroshima]. Ultime échappatoire pour moi, y dénicher malgré tout une sorte de beauté triste. » Philippe avoue s’être « souvent mis en danger. Surtout en Afghanistan », dit-il. Lorsqu’il débarque à Kaboul en 2012, hasard du calendrier, un attentat fait 45 morts. Mais confronté à l’actualité chaude et sensible depuis les années 1980, Philippe ne laisse pas la peur le gagner. Ce sang-froid, l’artiste l’explique par le « côté rebelle » duquel il se caractérise. Et « n’oublions pas que je suis un enfant de la Guerre Froide », justifie-t-il encore. À Kaboul, Philippe shoote les maisons des seigneurs de guerre – ceux-là mêmes qui ont fait fortune grâce aux détournements, au commerce illicite, aux jeux de pouvoir et d’influence. La même année, le photographe enchaîne avec l’Afrique du Sud, puis l’année suivante le Kazakhstan. En 2013, il prend la direction de ce qu’il qualifie de « trou noir de l’information » : le Nigeria, et plus précisément le Delta du Niger et sa pollution catastrophique due à l’exploitation du pétrole. Vient ensuite Jéricho, dans la vallée du Jourdain en Cisjordanie, Israël (2014). Puis Dharavi en Inde (2015), ville dont la grande concentration humaine évolue sur une ligne d’égout à ciel ouvert. Pendant ce temps, dans le Michigan aux États-Unis, Flint subit, comme Détroit, les affres de la désindustrialisation. Le photographe y pose ses valises en 2015, le temps pour lui d’y constater les dégâts collatéraux : pauvreté, problèmes raciaux et de santé, criminalité. Après un passage par Idoméni, petit village de Grèce à la frontière avec la Macédoine en 2016, Philippe fait un stop en Antarctique. Il en sort des images de glaciers qui ne semblent plus si éternels et qui font alors écho au fléau écologique de notre époque.
Évacuer toute présence humaine
C’est avec ces photographies là, tirées en grand format, que l’artiste arrive à l’entretien, passage obligé pour les cinq finalistes du concours. « Face au jury, se rappelle-t-il, j’ai eu le sentiment d’avoir été nul et trop scolaire ». Malgré cela, Philippe défend l’ultime morceau de sa constellation : Marseille et sa politique sociale liée à l’immigration des années 1960. Politique ayant consisté à faire construire des cités dans des zones isolées entraînant, de fait, un phénomène de ghettoïsation au sein des fameux « quartiers Nord », très médiatisés. Philippe est allé repérer les lieux il y a deux ans. Son analyse est sans appel : « Ces cités déshumanisent celles et ceux qui y habitent ». Comment le montrer en image sans tomber dans le cliché ? Son idée est d’évacuer toute présence humaine. En pratique cela semble compliqué et pourtant : « Je n’ai même pas à me forcer, explique l’artiste. Ce sont des « cités dortoirs ». Si elles étaient vivables, on y verrait la vie. Or, ce n’est pas toujours le cas. C’est très révélateur », estime-t-il. Les 20 000€ de la bourse, vont notamment permettre à Philippe de retourner à Marseille. « Entre Noël et le printemps prochain, je prévois quatre ou cinq voyages. Je compte y réaliser en plus une séance de portraits de dos ; seul moyen d’obtenir une légère présence physique dans cette série tout en conservant l’anonymat souhaité par la plupart des habitants. »
Le photographe se dit « content d’avoir gagné le prix Fidal, non pas par vanité personnelle mais pour le relais important qu’il représente. Il est si difficile pour un photographe documentaire de trouver des moyens de financement, bien plus que pour un vidéaste, regrette-t-il. Alors je trouve cela noble qu’un cabinet d’avocats nous encourage ».
D’autant plus que « grâce au coup de pouce de Fidal et après douze ans de travail, je vais enfin pouvoir boucler la boucle, ajoute-il soulagé et fier. Comme toute bonne chose, il faut un clap de fin ». En plus de la dotation, Philippe dispose d’un délai de deux ans pour mener à terme son projet. Voilà qui tombe à pic car 2019 est justement la date que le photographe s’est fixée pour montrer Datazone dans son ensemble. Philippe Chancel espère qu’une fois aboutie, son anthropologie mènera à des expositions à travers le monde et à l’édition d’un livre. Comment envisager la suite après ce point final ? « Oh, on fera autre chose, une autre saga. »
Image : Philippe Chancel
#Datazone 1, Corée du Nord, Pyongyang, 2012.